Mohamed Hadj BOUHOUCH

LE MESSAGE DE FADELA

 

 

                        LE  MESSAGE

          DE FADELA

 

              Il était  presque dix huit heures. Le soleil qui penchait à l’horizon, renvoyait encore ses  dernières nitescences sur une ville quasiment déserte. En dehors de l’été où les estivants, surtout marrakchis, donnent de la vie et une certaine animation à la vieille cité d’El Jadida, les habitants de cette ville rentrent d’habitude assez tôt pour se renfermer chez eux, en attendant le lendemain.

                   Sitôt la saison estivale terminée, l’ex Mazagan retrouve son calme habituel et toute la mélancolie d’une ville plusieurs fois désertée, à la suite des nombreuses invasions  qu’elle a connues durant tous les siècles passés. De toutes les colonies et les civilisations qui se sont succédé sous son ciel, il ne reste plus que des vestiges et des tombes anonymes. Cité portugaise,  anciennes constructions espagnoles, vieille église et cimetière chrétien, c’est tout ce qui reste encore du séjour de ces occupants et aventuriers étrangers  qui bravaient les océans et longeaient les cotes africaines à la recherche de nouveaux comptoirs coloniaux.Tout en El Jadida se réfère au passé, ce qui, involontairement, incite à la rêverie et au recueillement.

                   Vivant seul à El Jadida depuis deux mois environ, Raouf s’y trouvait en mission pour un trimestre, à la tête du service régional de l’Agriculture, le temps qu’il fallait à son collègue, titulaire du poste, de suivre un stage à Rabat. Raouf se plaisait bien à El Jadida. L’aspect calme et dépouillé de cette localité convenait merveilleusement à la nature romantique de cet homme très sensible, enclin à la solitude et à la mélancolie. L’ex Mazagan était donc pour Raouf un coin de repos, qui contrastait considérablement avec la grouillante Casablanca où il résidait.

                    Ayant quitté sa chambre d’hôtel depuis une heure environ, Raouf se trouvait maintenant au volant de sa voiture. Circulant sans but précis, il se laissait conduire au hasard des rues, prenant tantôt l’avenue Mohammed V jusqu’au pont de l’oued Oum Er Rabi près d’Azemmour, tantôt  le grand boulevard qui longe la vieille muraille et menant vers les quartiers périphériques, à l’autre sortie de la ville vers Sidi Bouzid.

                     Ce soir là, Raouf se sentait un peu plus triste que d’habitude. Il y en avait de quoi. Passer tout un dimanche à l’hôtel à lire les journaux et à écouter les chansons languissantes de la radio, n’a en effet rien d’agréable, comme d’ailleurs la ville elle-même en ce mois d’octobre.

                     Le spleen qui rongeait Raouf, au plus profond de lui-même qui n’avait aucune raison apparente ni de rapport avec son travail, provenait en grande partie de la solitude où il s’était depuis longtemps réfugié, créant  ainsi un monde bien à lui, un monde de rêve sur lequel son imagination régnait en souveraine, édifiant et détruisant les événements et les choses suivant les circonstances et l’état d’âme du moment. Une chose manquait à cet univers que Raouf s’était créé. C’était la présence d’une créature féminine, l’existence d’une âme sœur qui aurait donné à ses rêves plus de réalité et plus de chaleur.

                     D’habitude Raouf passait ses week- End à Casablanca  où il revoyait les membres de sa famille et ses amis ingénieurs. Cette fin de semaine, il décida de ne pas voyager, préférant rester pour assister à un match de foot Ball qui opposait l’équipe locale à une formation de Casablanca.

 

                     Il était environ dix sept heures quand Raouf s’engageait pour la énième fois dans la même et inévitable rue Sidi Moussa. Il alluma une cigarette et appuya sur la touche de marche de la radio pour écouter le journal parlé. Mais à peine a-t-il aspiré la première bouffée de sa cigarette, que son attention fut attirée par une  silhouette féminine. C’était celle d’une femme qui empruntait la même artère. Marchant d’un pas rapide, elle donnait l’impression de courir, fuyant je ne sais quel dragon qui pouvait surgir des ruines portugaises, rendues lugubres  par l’obscurité tombante

                A l’exception de deux vieillards qui trainaient encore le pas sur le trottoir opposé, la dame était la seule personne à se trouver à cette heure ci dans cette rue déserte et mal éclairée. La vue de cette femme, comme celle de n’importe quel autre passant, n’aurait pas arraché Raouf à sa rêverie, s’il n’avait pas remarqué que quelque chose venait de tomber du sac en cuir accroché au bras de la dame. Les mouvements rapides et agités de cette dernière avaient fini par heurter la fermeture de son sac. Raouf s’arrêta, descendit de sa voiture et ramassa l’objet tombé.  

                C’était une brosse à cheveux, en bois noir avec des poils de sanglier. Une odeur agréable s’en dégageait ; ce n’était pas l’odeur de ses cheveux mais d’un parfum que Raouf reconnut comme étant le Royal bain de champagne. La dame devait certainement en avoir un flacon dans son sac. Pendant ce temps, la bonne femme avait continué sa course, devançant Raouf d’une trentaine de mètres. Il pouvait à peine la voir avec le début du crépuscule du soir qui commençait à tomber. Il décida donc de regagner sa voiture et de la rejoindre sans plus tarder, afin de lui remettre sa brosse.

                Ce n’était malheureusement pas aussi simple qu’il l’avait cru. Sur plusieurs mètres il roulait à coté d’elle, lui adressant la parole et lui tendant la brosse, sans recevoir de réponse. Il vint même un moment où Raouf s’énerva et voulut tout abandonner. En effet, au lieu  d’entendre ce que le jeune homme voulait lui dire, elle s’éloigna du trottoir et accentua le pas en longeant la muraille.

                 Durant le laps de temps où Raouf roulait à hauteur de la jeune femme, il eut toute l’occasion, malgré le crépuscule tombant, de la regarder avec attention. Son âge ne paraissait guère dépasser les vingt quatre ans. Comme toute jdidia, elle était grande de taille mais se distinguait des autres doukkalias, par la finesse de son physique que l’on apercevait nettement à travers la djellaba cintrée qu’elle portait, laquelle, collée à son corps, laissait ainsi voir les rondeurs de sa douce forme. Sa démarche, malgré l’allure accélérée, n’avait rien perdu de sa grâce et de sa noblesse. C’était peut être ce qui rendait Raouf plus nerveux encore. Ce n’était plus en effet, maintenant, une simple affaire de brosse, mais tout à fait autre

 chose…Raouf était séduit et envoûté par la jeunesse et la grâce de cette inconnue.

               Raouf ne se rappela pas comment les choses s’étaient passées  Tout ce qu’il savait encore, c’est que, tout d’un coup, il s’est retrouvé à pied, en face de la jeune femme, lui tendant la brosse d’une main et lui montrant, de l’autre, le sac encore entr’ouvert . D’un geste rapide, elle lui arracha la brosse, le remercia d’une voix à peine audible et essaya de le contourner pour continuer son chemin.

               Il la stoppa

-          Madame, lui dit-il, puis-je vous dire un seul mot. ?

-          Qu’est-ce que vous me voulez ? répondit-elle, en lui jetant un regard foudroyant plein à la fois de colère et de peur. J’ai laissé tomber ma brosse par mégarde ; vous avez eu la gentillesse de la ramasser et de me la rendre. Je vous en ai remercié….C’est tout ! Maintenant, si vous le permettez, laissez-moi circuler librement.

Bien qu’autoritaire, sa voix restait pleine de douceur et d’harmonie, une voix dont le

timbre musical a fait vibrer les cordes d’un cœur qui avait perdu toute son énergie. Raouf qui admirait les grands yeux verts de la jeune dame, voulait continuer à l’entendre parler, même si pour cela, il ne devait recevoir que des mots durs et désagréables. Il n’avait jamais vu, auparavant une telle beauté, une telle élégance et une telle fraîcheur. La jeune femme ne tarda malheureusement pas à reprendre sa marche et à détourner son visage angélique du regard admiratif de Raouf.

           Elle marchait, il courait, cote à cote, sans mot dire.  Il n’a pas tardé cependant à se rendre compte, à un certain moment, qu’il se trouvait dans une situation ridicule et grave. Presque à la tombée de la nuit, dans une rue déserte, lui, le chef de service d’un organisme important, était là, en train d’importuner une femme dont l’aspect et le comportement ne pouvaient être que ceux d’une dame respectable, une dame dont le mari risquait peut être de surgir, à tout moment, d’un coin de rue. Certes, il est des moments dans la vie où l’être humain, quels que soient son âge et son rang social dans la société, perd ainsi tout contrôle de lui-même et devient un simple robot, obéissant à une force surnaturelle imperceptible et insaisissable qui commande ses actes et ses paroles.

          La jeune femme qui se retrouva subitement impliquée dans cette aventure, ne savait non plus, quand à elle, quel saint invoquer et quelle prière réciter, pour s’en sortir. Pourtant, un quart d’heure auparavant, quand elle venait de quitter le domicile de sa sœur, elle ne s’attendait pas à  rencontrer le moindre problème. Tout en poursuivant sa course, elle n’arrivait pas à mettre de l’ordre entre les multiples idées qui s’entremêlaient et se bousculaient dans son esprit surchauffé. Mais, après tout, se dit-elle, à un moment, ce n’est, peut être pas un mauvais garçon. De plus il est très beau.

           Et, tout d’un coup, elle s’arrêta. Ce fut un instant où Raouf sentit tout s’arrêter en lui et autour de lui, sa respiration, les battements de son cœur, le temps et la terre….

-          Dites-moi, Monsieur, lui lança–t-elle, dites-moi  au juste ce que vous attendez de moi et pourquoi vous persistez à me poursuivre.

-          Tout ce que je désire, répondit Raouf en bégayant, c’est de faire votre connaissance.

-          Ce n’est pas possible Monsieur, je suis une femme mariée, je suis heureuse avec mon mari et je ne tiens pas du tout, à connaître un autre homme. Alors Monsieur, cessez de m’importuner, s’il vous plait. Vous avez toutes les apparences d’un homme correct et bien éduqué et sachez que je ne suis pas moi aussi, le genre de femmes qui se font racoler sur la voie publique.

-          Je saisis bien Madame tout ce que vous me dites, vous avez tout l’air d’une femme digne et respectable ;  mais essayez, à votre tour, de me comprendre, au moins une fois s’écria t-il. Vous êtes très belle, très belle…vous m’avez subjugué. Je suis un être humain qui a des sens et un cœur qui bat. Il y a des circonstances, Madame où nous devenons tous incapables de nous contrôler. Croyez-moi…si je pouvais le faire et vous éviter une telle situation. J’ai honte de moi.

-          Vous habitez à El Jadida ?, dit la dame.

-          Non, je réside à Casablanca. Je suis ingénieur et suis en mission pour trois mois à El Jadida, pour remplacer mon collègue, responsable local, parti à Rabat pour un stage. Il ne me reste donc plus que trois semaines encore dans cette ville.

-          D’accord, dit-elle avec beaucoup d’hésitation, je pourrais peut être vous revoir…mais ce n’est pas sûr. Je vous le dis tout de suite.

-          Je vous en remercie quand même de m’avoir laissé un espoir. Vous êtes vraiment très gentille. Votre acceptation est pour moi une délivrance. Mais dites-moi quand pourrais-je vous revoir et où ?

-          Donnez moi votre numéro de téléphone, je vous appellerai En attendant, je penserai à vous. Tenez, gardez cette brosse en souvenir de cette rencontre. Vous avez marqué votre numéro d’appel ? Bien, donnez-moi ce papier. Et maintenant au revoir.

-          Comment t’appelles-tu demanda Raouf en la tutoyant pour la première fois.

-          Fadéla et toi ?

-          Raouf, Choukri Raouf

-          Raouf, un joli prénom

-          Tu es mariée ?

-          Oui, depuis six mois

-          Que fait ton mari

Après avoir esquissé un sourire et observé un petit silence, Fadéla répondit

-          Pourquoi veux-tu le savoir ? de toute manière, je ne te dirai plus rien sur moi. Tu as certainement envie de me demander ce que je fais moi-même, où j’habite  et bien d’autres détails sur ma vie. Cela n’est d’aucun intérêt pour toi. Tu as exprimé le  désir de me revoir, eh ! bien je te téléphonerai pour ça. Maintenant je dois absolument te quitter. Je suis en retard. Au revoir.

-          Au revoir et à très bientôt, répondit Raouf en serrant entre ses doigts la main de Fadéla, une main dont il sentit au fond de lui-même, toute la velouté et toute la douceur.

       Il aurait voulu immortaliser cet instant de bonheur et ne plus jamais quitter cette belle créature que le hasard a mise sur son chemin. Ce fut un moment émouvant. Mais hélas les beaux moments ne durent toujours pas très longtemps.

 

       Elle partit… Raouf resta figé sur place, suivant du regard la silhouette de Fadéla qui s’éloignait et disparaissait peu à peu dans les ténèbres, comme dans un rêve.

       La nuit était étoilée et l’air frais. Pour un début d’automne, il faisait encore très beau. Mais il faut reconnaître que l’humeur de Raouf n’était guère, ce jour là,  en harmonie avec le temps. Des sensations étranges et contradictoires lui traversaient le cœur Quel résultat pouvait-il attendre de cette rencontre ? Etait-ce un succès ou un échec ? Ni l’un ni l’autre, ou les deux à la fois ? En promettant de le revoir, Fadéla était-elle sincère ? Ce sont là autant de questions qui le préoccupaient et lui serraient le cœur. Raouf avait tendance pour une fois, à opter pour l’optimisme et à laisser bruler la flamme de l’espoir. La noblesse qui émanait de ses beaux yeux, se disait-il, son attitude tout à fait naturelle et l’accent franc et serein, avec lequel elle lui parlait, ne devait laisser persister aucun doute sur sa sincérité. Il se voyait heureux et s’imaginait déjà dans sa voiture avec Fadéla à ses cotés.

       Raouf qui devint subitement blême, sentit une sorte de frisson lui parcourir le corps comme l’éclair qui précède un violent orage. Ce fut la manifestation d’un sentiment de frustration que le jeune homme eut, à l’idée qu’il ne verrait peut être plus jamais Fadéla et que cette dernière avait tout simplement utilisé ce stratagème, pour se débarrasser de lui, le plus simplement du monde. C’était trop dur à avaler et il commença déjà à lui en vouloir Aussi décida-t –il, de la rejoindre sans tarder. Fadéla se disait-il, en courant, est une femme comme toutes les autres. Pour avoir ce qu’elles désirent, elles sont capables d’inventer n’importe quoi.

      Raouf aurait aimé que Fadéla imaginât une toute autre histoire  ou invoquât une excuse quelconque au lieu de lui mentir et de l’abandonner ainsi, torturé par le regret et rongé par le doute. Il courait, courait, allait toujours de l’avant comme un fou, se parlant à lui-même et interrogeant le ciel.

       -Comment a-t-elle pu me faire ça ? Pourtant, elle a tout d’un être pur. Oui, je dois certainement me tromper sur son compte. Fadila est un ange. Je n’ai pas le droit de penser du mal d’une femme qui m’a compris, qui a entendu les battements de mon cœur et lu dans mes yeux, tout l’amour que je ressentais pour elle. Oui, je l’aime, je l’aime, je l’aimerai toujours.

      Raouf qui courait toujours à la recherche de son fantôme, semblait maintenant se reprocher de s’être départi de son calme et d’avoir peut être trop hâtivement, condamné cette jeune femme au cœur magnanime qui a accepté de lui parler et de la revoir. D’accord, d’accord, se dit-il, elle est un ange…Mais où est elle à présent ? Qu’est-elle devenue ?

      La nuit tombante jetait maintenant son voile noir sur les hautes murailles séculaires de la ville.  Fadéla ou la vision de cette belle dame de la nuit, avait complètement disparue, évaporée et dissoute dans les ténèbres. Il n’y avait plus aucune trace d’elle. Raouf était arrivé tout à fait au bout de la rue, sans la voir. Avait-elle emprunté l’une des nombreuses ruelles qui jalonnent la grande artère sur laquelle ils s’étaient rencontrés. Mais quelle ruelle ? Raouf l’avait tout simplement perdue… Et ce n’est pas sans peine que Raouf décida de revenir vers sa voiture qu’il avait laissée, ouverte et tous feux allumés. Ce retour fut très pénible pour lui, le véhicule se trouvant à l’autre extrémité de la rue.  

     C’était le 13 novembre. Cette date restera à jamais gravée dans la mémoire du jeune Raouf. Il pensait avoir trouvé la femme de sa vie. Les plus belles rencontres ne sont elles pas, comme on dit, l’effet du hasard ? Mais comme toujours, il y a les occasions manquées…C’en était une pour Raouf. Il fallait bien accepter la vie comme elle est. D’ailleurs à quoi lui servirait de continuer à se lamenter. Ce n’est pas de sa faute si cette fois ci le hasard n’a pas été synonyme de chance.

      Les mains jetées sur le volant de sa voiture, Raouf qui se dirigeait très lentement vers l’hôtel, était complètement abattu. Parfois il arrivait à peine à croire qu’il venait de vivre une telle aventure. Mais la brosse à cheveux était encore là pour lui apporter la preuve que Fadéla n’est pas une création de son imagination, mais bel et bien une réalité. Conduisant d’une seule main, il avait sorti de sa poche la brosse de Fadéla, qu’il ne cessa pas de tourner entre ses doigts et d’en aspirer profondément l’excellent parfum qui s’en dégageait encore. Fadéla était encore là, avec lui. Elle ne l’avait pas quitté. La brosse, c’était bien elle qui a voulu la lui offrir, de son propre gré. C’est une idée à elle, un geste significatif, un signe particulièrement expressif, une marque d’amour et d’attachement. Il y a donc de l’espoir, il faut y croire…et attendre. Déçu mais très optimiste, Raouf se dirigea enfin vers son hôtel, après avoir fait un dernier tour dans la ville et reniflé la forte odeur de l’iode et des algues qui se dégageait de la mer.

     Le 1er décembre le titulaire du poste devrait reprendre ses fonctions et Raouf repartir à Casablanca. Encore dix sept jours à El Jadida. Fadéla a  encore le temps pour téléphoner, soupira Raouf. Pendant tous les jours qui ont suivi, il attendit le coup de téléphone. La nuit, l’image de Fadéla accaparait son esprit et envahissait ses rêves. Il attendait le matin pour se remettre de nouveau à guetter la sonnerie de l’appareil. Il ne pouvait plus sortir pendant toutes les heures de service, de peur qu’elle appelât en son absence. Il était toujours le premier à arriver au service et le dernier à en sortir.

     Plus de dix jours s’étaient maintenant écoulés depuis cette rencontre qui a bouleversé sa vie et fait de son séjour à El Jadida, une période à la fois triste et heureuse, pleine d’enthousiasme et d’émotion. Si, avec le temps, l’espoir de revoir Fadéla s’estompait petit à petit, son amour pour elle, devenait chaque jour, de plus en plus fort et se transformait, sans qu’il ne se rendît compte, en une sorte d’idolâtrie. La brosse à cheveux était devenue pour lui un objet sacré qu’il contemplait sans cesse et arrosait de ce même parfum dont il s’était procuré plusieurs flacons. Son lit, ses vêtements, tout dans sa chambre était devenu l’émanation de Fadéla

     Le 28 novembre dans l’après midi, le titulaire du poste retourna à El Jadida. Il demanda à Raouf d’avoir l’amabilité de rester encore et comme convenu, jusqu’au 1er du mois, le temps pour lui de se remettre de la fatigue du voyage et de repasser ensemble les dossiers en instance. Pour Raouf, repartir à Casablanca ou demeurer encore à El Jadida, était devenu sans importance  Fadéla serait toujours à ses cotés et l’accompagnerait partout où il se rendrait. Depuis une semaine, il souhaitait même ne plus revoir la jeune femme. Cela ne le ferait encore que souffrir pensait-il. Il a décidé de continuer à l’aimer, de l’aimer toujours.

     

      Il était dix heures du matin, quand le 1er décembre Raouf se tenait au seuil de l’immeuble du département de l’Agriculture avec son collègue qui avait repris le travail ; poignées de main par ci et par là, et adieu à cette ville où il venait de passer trois mois et qu’il devait quitter avec le cœur bien lourd.

     Parmi les visages qui lui étaient devenus très familiers, il y avait le chaouch Ba Ali, un homme près de la retraite et le plus ancien de tout le personnel de l’Agriculture d’El Jadida. Il fut le dernier à saluer Raouf en lui ouvrant la portière de la voiture. Ba Ali qui éprouvait beaucoup de sympathie et d’attachement  pour ce jeune ingénieur, avait tenu à être le dernier employé à lui dire adieu, comme il avait été le premier à l’accueillir à son arrivée à El Jadida. Raouf sentit, à l’attitude de Ba Ali que ce dernier désirait lui dire quelque chose. Il descendit alors la vitre et le remercia avec un sourire très amical ce qui a encouragé Ba Ali à parler.

     Vous savez, Monsieur Raouf, lui dit-il, vous êtes un homme très bon. Tout le monde vous aime, ici, à El Jadida et tout le personnel est attristé de vous voir partir…Ah ! Tenez, avant que je n’oublie. C’est une lettre qui vous est destinée. Le facteur des PTT vient de me la remettre. J’espère qu’elle contient de bonnes nouvelles pour vous mon fils. Et maintenant adieu.

     Adieu Ba Ali et merci encore, répondit Raouf, très agité et pressé de connaître le contenu de cette lettre.

    Raouf qui avait démarré à toute vitesse, fit quelques mètres, le temps de s’éloigner du département de l’Agriculture, stoppa le véhicule et s’empressa d’ouvrir la lettre.

-          Mon Dieu s’écria-t-il, les mains tremblantes et le cœur battant…c’est elle, Fadéla.

     Sans tarder il se mit à dévorer les quelques lignes écrites de la main de la jeune femme.

               

                                                CHER RAOUF

            Je m’excuse si j’ai attendu la veille de ton départ d’El Jadida pour t’adresser cette lettre. Je dois néanmoins te dire que je l’ai fait à dessein Je voulais en effet que tu la reçoives le jour même de ton retour à Casablanca.

           Je ne t’ai pas non plus téléphoné comme promis ; je m’en excuse. Pour cela, je tiens à te dire qu’après avoir longuement réfléchi, j’ai décidé de ne pas te faire entendre à nouveau ma voix et m’épargner la souffrance de t’écouter encore une fois. Cela nous aurait fait affliger encore davantage toi et moi.

          Je suis mariée et enceinte de deux mois. Toute relation amoureuse qui naîtrait ou pourrait se développer entre nous, ne ferait que nous entraîner vers un drame et une vie de souffrance, chose que je ne supporterai pas et que je veux te faire éviter également, ayant dès le premier instant où nous nous sommes rencontrés, discerné dans tes yeux, les signes d’un grand amour, sincère et profond.

          En ce moment où je t’écris ces mots, j’éprouve un resserrement au cœur et mes yeux sont embués par les larmes du chagrin. Je te demande cher Raouf de comprendre la situation et  de ne guère m’en vouloir. Je sais que tu es capable de surmonter cette rude épreuve et que tu vas garder un souvenir agréable de notre rencontre.

         J’espère que tu prendras soin de ma brosse et de ce message d’amour et que tu en feras des objets précieux. En ce qui me concerne, je garderai jalousement et affectueusement le bout de papier sur lequel tu avais marqué de ta main, ton numéro de téléphone. Sache enfin que si jamais je donne naissance à un garçon, je le prénommerai Raouf. En te disant adieu, cher Raouf, je t’embrasse très fort.       Fadéla  

 

                                                   MOHAMED BOUHOUCH

    

    

 

        

            



10/03/2009
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