Mohamed Hadj BOUHOUCH

SALIMA, ou la jeune fille victime des traditions

 

 

                                     S  A  L  I  M  A

             Ou la jeune fille victime des traditions

                         

   A 15 ans et demi, Salima avait déjà l’allure d’une grande demoiselle. Avec sa  belle taille et la poitrine bombée avec des seins bien en pointe, elle attirait l’attention de tous les adolescents. Tous les garçons qui l’abordaient étaient indubitablement séduits par ses beaux yeux noisette au regard pétillant et son minois plein de charme.

      Seuls son tempérament  un peu frivole et ses cheveux nattés, en deux longues tresses, laissaient deviner son âge réel. Quelque peu espiègle et rarement concentrée, elle aimait beaucoup s’amuser et rire. Pour les gens qui la connaissaient, ils savaient toutefois que c’était sa nature, une nature vive, avec une bonne humeur et un caractère jovial. C’était d’ailleurs ce coté là de Salima qui la rendait sympathique et de bonne compagnie.

     A l école, elle n’était malheureusement pas très brillante. Ayant échoué à deux reprises à l’entrée du secondaire, son père finit par la garder à la maison pour aider sa mère à la cuisine et s’occuper de ses petits frères et sœurs. C’était là une situation provisoire, en attendant de lui trouver un mari, puisque la jeune fille au tempérament chaud, prenait de plus en plus l’allure d’une adulte et devenait trop coquette pour son âge. Son père ne tarda pas à voir dans le comportement de Salima qui avait atteint dix sept ans, un certain nombre d’indices qui laissaient présager une aventure malheureuse. Aussi décida-t-il de la donner en mariage au premier prétendant, un certain Kacem El Wardi, un  mécanicien de quarante ans qui habitait la même rue.

     Kacem savait qu’il venait d’épouser une belle jeune fille, peut- être même, la plus jolie du quartier. C’était pour lui une satisfaction et un sujet d’inquiétude. Beaucoup plus âgé que Salima, Kacem craignait que son épouse soit convoitée par des garçons plus jeunes et plus charmants. Il était en effet un bonhomme, petit de taille, trapu, avec une calvitie qui prolongeait son front fuyant. Conscient de son état, il avait senti dès le premier jour, que Salima n’allait pas l’aimer. De plus, la combinaison bleue, toute noircie de graisse, qu’il portait du matin au soir, le faisait rebuter par une jeune femme qui rêvait d’un mari plus jeune, plus beau et plus sexy.

      Certes Kacem, un mécanicien très apprécié de ses clients, était propriétaire d’un grand garage, avec plusieurs techniciens spécialisés dans toutes les branches de la mécanique. C’était d’ailleurs la raison qui avait amené le père de Salima à lui accorder la main de sa fille. Le père d’une  mariée donne plus d’importance à la fortune et à la condition sociale de son futur beau fils qu’à l’aspect  physique de ce dernier, ce qui n’est pas toujours de l’avis des jeunes filles.

      Trois mois après le mariage, Salima était déjà enceinte, et en moins de cinq  ans, elle avait deux enfants, deux filles de quatre ans, et dix huit mois. A vingt deux ans, c’était déjà bien fini pour elle. Elle n’avait plus l’impression de vivre et entrevoyait l’avenir avec pessimisme. Sa mère ne cessait pas de lui dire qu’elle devait se considérer comme très heureuse pour avoir eu la chance d’épouser un homme aisé et donné naissance à deux filles superbes. Salima répondait toujours en pleurant, que cette vie dont parlait sa mère était un calvaire pour elle, une existence qu’elle ne faisait que subir au lieu de la vivre. Elle en voulait amèrement à ses parents pour l’avoir bradée et jetée dans cette pénible situation.

-         Oui, maman, vous m’avez bradée, disait –elle à sa mère. Vous avez profité de mon jeune âge pour me marier à un homme que je n’aime pas et que je n’aimerai jamais. A mon âge, je n’avais aucune idée du mariage et n’avais ni le pouvoir ni le courage de refuser.

-         Mais ma fille, tu ne manques de rien, répondit la maman Kacem, ton mari, est très content de toi et, n’oublie surtout pas, que tu es maintenant la mère de deux enfants auxquels tu dois te sacrifier. Sois sage, ma fille et cesse de te lamenter pour rien.

-         Ecoute maman, reprit Salima, les larmes aux yeux, je crois que ni toi ni mon père, ne comprendraient jamais rien à ma situation. Pour vous, le bonheur d’une jeune fille, est d’avoir un mari qui s’occupe d’elle et lui fait des enfants. Eh bien ! Non. Je ne veux pas de ce mariage là, moi. J’ai envie de vivre pour moi d’abord, avant de vivre pour un mari et pour des enfants. Tu comprends maman ? Je veux être une épouse avant d’être une mère…Et puis, je veux aimer, aimer un homme qui me plairait  et pour lequel je sentirai mon cœur vibrer. Je ne sais pas si, ce que je dis là, a une signification pour toi, ou si tu es en train de penser que j’ai perdu la raison. C’est pour cela, que je trouve que ça ne vaut pas la peine que je continue à en parler. Sache en tout cas, que désormais je suis seule maîtresse de ma destinée et que ni mon père ni toi, n’aurez plus rien à m’imposer.

Effectivement, pendant que Salima s’adressait à sa mère, celle-ci se demandait si sa fille n’avait pas besoin de consulter un médecin ou de se faire exorciser par un Marabout.

 

    Durant tous les jours qui suivirent, Salima se sentait seule dans la vie. Son mari était devenu un étranger pour elle ; elle remarquait que tout en vivant avec elle sous le même toit et en partageant le lit avec elle, il semblait complètement indifférent à son état affectif, et à ce sentiment d’isolement et de dégout qui la rongeait de plus en plus. Au lieu de prendre soin d’elle et de chercher à la soulager, il ne se rendait compte de rien et venait chaque soir lui parler de carburateurs et d’amortisseurs, chose qui ne faisait qu’aggraver encore d’avantage la sensation du vide qui l’étouffait et lui faisait détester la vie.

     L’idée de se suicider lui passait souvent par la tête. La seule chose qui l’en empêchait, était la présence de ces deux filles en bas âge, des êtres innocents qu’il était difficile d’abandonner aux aléas d’un avenir incertain. Salima aimait en effet ses filles lesquelles étaient devenues pour elle, le seul agrément qui lui restait en ce monde. Mais très souvent, en des moments de désespoir, elle levait ses mains au ciel et criait de toutes ses forces : « mon Dieu ! Je ne veux pas rester toute ma vie, l’otage de ces enfants. Je n’ai que vingt deux ans, pourquoi devrais-je sacrifier mon existence à cohabiter avec un mari que je n’aime pas et des enfants que je n’ai pas demandé à avoir… ». Les filles de mon âge sont encore étudiantes et envisagent l’avenir avec optimisme, alors que moi, je suis là, enterrée vivante.

     Tout la journée enfermée à la maison, à s’occuper des enfants et à faire la cuisine et la lessive, Salima devenait avec le temps qui passait, maussade et de plus en plus agressive. A son mari qui lui demandait quoi que ce soit, elle ne répondait plus ou lui lançait au visage des mots souvent trop durs. Kacem qui ne tolérait pas un tel comportement de la part d’une épouse qui faisait moins de la moitié de son âge, avait commencé d’abord par la battre et la bouder, ce qui ne faisait qu’aggraver  et compliquer leurs relations conjugales. Kacem qui avait le moral au plus bas, n’arrivait même plus à travailler correctement dans son garage. C’est alors que, sur le conseil des parents de Salima, il décida de l’envoyer à Tanger pour passer quelques jours de vacances, auprès de sa tante maternelle et loin de la ville de Fès où, avec le début de l’été il commençait à faire trop chaud. Les enfants étaient restés avec la grand-mère à Fès.

       Arrivée à Tanger, Salima préféra résider chez sa cousine Laïla qui habitait au quartier Lamsala non loin du centre ville. Ayant presque le même âge, elles étaient très intimes dans leur enfance. Laïla mariée depuis deux ans à Saïd, un jeune enseignant d’arabe, accueillit chaleureusement sa cousine et l’entoura de toute sa bienveillance surtout quand elle apprit la situation déplorable dans laquelle Salima vivait avec son conjoint.

       Durant tous les jours qui suivirent, ils sortaient pratiquement tous les soirs, s’attablaient ça et là, prenaient des rafraîchissements et la plupart du temps dinaient dehors ou prenaient des sandwichs sur la belle avenue d’Espagne, une artère qui reste toujours grouillante et animée au-delà de trois heures du matin.   Salima qui était ravie de son séjour à Tanger commençait à s’y plaire vraiment. Elle n’avait jamais vu autant de monde, autant de lumières, autant de couleurs. La brise fraiche de la mer qui lui caressait le visage n’avait rien à voir avec la chaleur étouffante de la médina de Fès. Salima se sentait enfin vivre et respirer, un sentiment de bonheur, altéré malheureusement par l’idée qu’elle devait, tôt ou tard, revenir encore à Fès et retrouver les conditions lamentables de son existence. Pour le moment Salima essayait de chasser toutes les idées noires et de profiter au maximum de ses vacances.

       Salima avait ôté  sa djellaba et portait maintenant des habits européens ce qui la faisait paraître beaucoup plus élégante et plus attirante. Sa cousine et son mari n’avaient pas manqué d’ailleurs de le faire remarquer à Salima qui en était heureuse. Laïla qui l’avait même un peu forcée à se maquiller, la trouva très belle ainsi. Le samedi après midi, le petit groupe s’est élargi avec l’arrivée de Rachid, frère de Saïd. Il a  été présenté à Salima comme étant un jeune homme de vingt sept ans qui travaillait comme cadre dans une grande société hôtelière à Tanger.

       Le soir même Rachid décida, en l’honneur de Salima, d’inviter le groupe à un diner spectacle dans un grand restaurant de la plage. Ce fut pour tous les quatre une soirée agréable. Rachid qui était assis en face de Salima ne détachait pas ses yeux de la jeune femme et ne tarissait pas d’éloges à son égard, chose qui la faisait rougir un peu mais lui faisait énormément plaisir. Cela faisait en effet très longtemps qu’elle n’avait pas entendu des mots aussi gentils et aussi galants.

       Il était 23 heures 20 quand ils quittèrent le restaurant. La circulation était toujours aussi dense, notamment sur cette allée qui borde le sable tout au long de la plage. Un groupe folklorique placé sur une grande estrade animait une soirée dansante en plein air, donnant l’occasion aux jeunes de dix huit à vingt ans de se défouler. Pendant que, attirés par la musique, Saïd et son épouse Laïla, s’étaient approchés de l’orchestre, Salima et Rachid préférèrent marcher au bord de l’eau qui luisait à la lumière des immenses lampadaires implantés tout au long de la plage. Le mouvement des vagues qui venaient mourir aux pieds des promeneurs, entre l’ombre du crépuscule  et la lumière de l’éclairage public, avait un effet magique distrayant et reposant, sur le corps et sur l’esprit.

      Salima et Rachid qui marchèrent un bon moment en silence, savourant l’air embaumé de la mer, avaient, tous les deux, la sensation de vivre un moment exceptionnel de leur existence. Salima était perdue entre le rêve et la réalité, une réalité qu’elle voulait oublier ne serait-ce qu’un instant et un rêve auquel elle avait peine à croire. Tout en déambulant, Rachid rompit le silence.

-         mon frère Saïd m’a dit que tu es mariée et que tu as des enfants. Comment ça ? demanda-t-il, tu es pourtant encore très jeune.

-         C’est la vérité, répondit Salima, prise au dépourvu. Le mariage précoce n’est pas un cas exceptionnel dans notre pays. Ce qu’il fallait me demander plutôt, c’est si j’étais heureuse ou pas.

-         Mon frère m’a appris effectivement que tu avais des problèmes avec ton mari.

-         Ecoute, tu veux tout savoir de moi ? Eh ! bien voila, mes parents m’ont mariée à 17 ans avec un homme que je n’aimais pas. Quand je me suis rendu compte, c’était trop tard, j’avais déjà deux enfants …Que faire à présent. Continuer à supporter cette situation ou me suicider ? je n’arrive pas à trouver une solution.

Le silence régna de nouveau pendant qu’ils continuaient de marcher                          

Cette conversation avait malheureusement mis fin à la  rêverie de Salima et lui rappela la triste réalité de son existence. Rachid qui donnait l’impression d’avoir rechargé ses batteries, reprit la parole.

-         A mon avis, tu n’as pas le droit de désespérer. Comme dit l’adage, Dieu ne nous ferme pas une porte avant d’en ouvrir une autre. Le désespoir est le pire ennemi de l’être humain. Tu es encore jeune, et, sans chercher à être complaisant, je t’avoue que tu es séduisante. Les enfants ne doivent pas constituer un problème pour toi. En cas de divorce tu auras toutes les chances d’en avoir la garde ; et dans ces conditions leur père sera dans l’obligation de te verser une pension.

-         Mais alors comment pourrais-je vivre toute seule avec deux enfants ?

-         D’abord, reprit Rachid en esquissant un sourire et en posant sa main sur l’épaule de Salima, personne ne te dit que tu vas rester seule. On parlera plus tard de cette question. Maintenant je peux te faire embaucher comme standardiste dans l’un des deux grands hôtels de notre société. Une place va justement être vacante dès la semaine prochaine, à la suite du départ à la retraite de l’actuelle titulaire du poste. A toi de décider. En attendant, allons rejoindre Laïla et Saïd avant qu’on les perde de vue dans cette masse humaine.

 

      Durant les jours qui suivirent, Salima qui avait beaucoup pensé à la proposition de Rachid finit par l’accepter et commença ce travail à l’hôtel qui lui plaisait énormément. Mais le plus dur restait à affronter. Comment obtenir le divorce d’un mari qui tenait absolument à elle ? Et comment convaincre des parents lesquels n’auraient jamais imaginé un tel dénouement au problème de leur fille ?

      Trois semaines s’étaient écoulées depuis l’arrivée de Salima à Tanger. Son mari qui n’arrivait pas à entrer en contact avec elle, n’arrêtait pas de harceler les parents pour demander à leur fille de revenir ou d’aller carrément la chercher. Ce fut en fin de compte cette dernière solution qui allait être envisagée. Pendant ce temps Salima découvrait chaque jour d’avantage la beauté de cette ville de Tanger où la jeune femme se sentait vraiment heureuse et prenait goût à la vie. Tous les soirs Rachid passait la prendre à l’hôtel pour la faire sortir et lui faire découvrir les plus beaux endroits de la ville, et Dieu sait qu’il y en a beaucoup à Tanger. Salima savait maintenant qu’elle n’avait pas tiré le bon numéro en se mariant avec le mécanicien Kacem, un homme que rien ne passionne dans la vie en dehors des voitures en panne, un mari auquel le mot amour lui fait froid dans le dos.

     Salima s’en rendit compte plus que jamais, depuis qu’elle connut Rachid un jeune homme plein de tendresse et d’attention à son égard. Elle avait besoin à ses cotés d’un tel homme affectif auprès duquel elle sentait son cœur battre et reprendre le plaisir de vivre. Trois semaines à Tanger, loin de cette maison de Fès où elle avait l’impression d’être prisonnière, trois semaines  lui avaient suffi pour ouvrir les yeux sur le monde et comprendre que nul n’a le droit de se condamner à subir une situation qui le prive de bonheur et de liberté. On ne vit qu’une seule fois. Elle décida donc de se séparer de son mari, quitte à passer le restant de son existence, seule avec ses deux filles.

 

     Dans le cas de Salima, il ne s’agissait pas en effet, d’un coup de foudre, d’un caprice ou d’une fantaisie passagère, mais d’un état d’âme, d’une condition de vie dont Salima ne voulait plus. Ni ses parents alarmés, accourus auprès d’elle, ni le mari complètement ébranlé, n’arrivaient à comprendre ce qui arrivait à cette femme. Cela ne l’étonnait nullement. « Ils ont, se disait-elle, une autre conception de la vie. Il ne sert donc à rien de chercher à leur expliquer ce que je ressens. »

     Salima refusait donc de prendre part à tout entretien ayant pour objet son retour à Fès et se contentait  de répéter à tout le monde qu’elle n’avait plus rien à dire et qu’elle allait engager un avocat pour entamer la procédure de divorce. Cette fois c’était réellement fini. Kacem retourna seul à Fès. Pour lui, Salima avait changé et ne pouvait plus, de toute façon, continuer à vivre avec lui.

     Plus de six mois passèrent. Salima qui avait obtenu le divorce, s’était installée avec ses enfants dans un petit appartement à Lamsala, dans le même immeuble où habitait sa cousine Laïla. Rachid ne la quittait presque jamais, portait aux enfants un intérêt particulier et les faisait sortir tous les weekends. Salima ne s’attendait pas à une telle tendresse et à tant d’égard de la part de ce jeune homme de vingt sept ans. Elle en était à la fois émue et gênée.

-         Ecoute Rachid, finit-elle par lui dire un jour avec un sourire, je suis très touchée par les sentiments paternels que tu éprouves pour mes filles. Avec leur père, ils n’étaient habituées à de telles cajoleries. Je crains par conséquent, que tu ne leur apprennes une mauvaise habitude.

-         En fait, Salima, je ne cherche qu’à habituer ces filles à ma présence, avant de les amener plus tard à m’aimer comme un père. Pour moi, c’est une étape très importante avant notre mariage, parce que j’ai l’intention, dans les tous prochains jours, de demander ta main, à moins que cela ne présente un inconvénient quelconque pour toi

  Salima surprise, ne répondit pas, et se contenta  de regarder Rachid avec amour et les larmes aux yeux. Et soudain, sans se rendre compte, elle lui sauta au coup et  l’embrassa.

 

                                                             MOHAMED   BOUHOUCH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

     

 

       



12/03/2009
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