LA FILLE DU MOUQADEM (1)
Juin 1953. La lutte pour l’indépendance du Maroc avait atteint une telle intensité, que la vie à Casablanca, la capitale économique était devenue impossible. Attentats perpétrés par les Nationalistes par ci, alertes à la bombe par là ; il ne se passait pas une heure sans voir des policiers courir derrière un groupe de manifestants ou le passage d’une ambulance évacuant, vers l’hôpital, des blessés graves.
Les émeutes ouvrières et populaires qu’ont connues les grandes villes marocaines tout au long des mois écoulés, ont accentué encore davantage la rupture, déjà consommée, entre les autorités du protectorat et les populations musulmanes. Les partis politiques nationaux, les organisations syndicales, les organismes de presse, tout a été démantelé et leurs dirigeants arrêtés, voire pour un grand nombre d’entre eux, déportés. Mais autant la répression devenait violente et impitoyable, autant les idées révolutionnaires et les revendications d’indépendance progressaient dans les grandes villes où les nationalistes s’étaient organisés en cellules clandestines hermétiquement cloisonnées, mais très actives sur le terrain.
Pour contrer ces organisations de résistance, les autorités du Protectorat avaient imaginé la création et le soutien d’un certain nombre de groupements de propriétaires fonciers féodaux, acquis à l’ordre colonial et opposés à toute idée d’indépendance. De plus et dans le but de pénétrer les organisations nationalistes, tous les services de renseignements étaient mis à contribution, et plus particulièrement les Moqadems, ces agents administratifs chargés d’informer les autorités de tout ce qui se passait dans les quartiers indigènes.
Oujdi, un homme de cinquante ans, était le Moqadem le plus mal vu et le plus détesté des milieux musulmans de Casablanca. Il ne se passait pas, en effet, un seul jour, sans qu’il ait été à l’origine de l’arrestation d’un nationaliste. Il était partout, dans les souks, dans les terrains de sport, dans les cafés, aux abords des cinémas, dans les mosquées, aux bains maures, toujours là, discret, mais curieux et attentif à ce qui se passait ou se disait. Parmi ses dernières victimes il y avait un certain Driss Bou tarbouch, soupçonné d’avoir distribué des tracts et procédé, la nuit, à des inscriptions murales hostiles à l’Administration coloniale, accusations qu’aucune preuve matérielle ou témoignage ne purent établir. Bien roué de coups au commissariat, Bou tarbouch fut relaxé après trois jours de détention. A sa sortie, le pauvre qui ne pouvait même plus marcher, fut conduit à l’hôpital par son fils Karim, un jeune professeur du collège musulman, lui-même fiché comme meneur et agitateur de trouble public
Bou tarbouch passa deux semaines à l’hôpital où il fut admis pour blessures graves à la tête et au dos. Heureusement pour lui, la presque totalité du personnel infirmier étaient soit affiliés, soit sympathisants des organisations nationalistes. Il fut donc l’objet de bienveillance et de soins particuliers, surtout de la part de Majda, une jeune infirmière de vingt deux ans que Karim trouvait presque toujours au chevet de son père, chaque fois qu’il lui rendait visite. Bou tarbouch présenta Majda à son fils, comme étant la meilleure infirmière de l’établissement hospitalier et la plus serviable.
- Majda, dit-il à Karim, est une jeune fille très aimable, toujours disponible et très humaine. Je ne sais pas comment la remercier pour toute la prévenance dont elle m’entoure.
- C’est mon devoir, oncle, répondit Majda. Je suis là pour soulager les malades et les réconforter.
- Bravo, mademoiselle, Majda, lui dit Karim. Je vous en félicite et vous remercie au nom de mon père et de toute ma famille. Je repars tranquille et très confiant à son sujet, sachant maintenant qu’il est entre de bonnes mains. Et merci encore une fois.
Ce fut le premier contact entre Majda et Karim. Depuis, ils avaient continué à se voir chaque fois que Karim rendait visite à son père, pratiquement tous les jours, au point de devenir familiers. Avant de repartir Karim passait encore quelques moments en tête à tête avec Majda qui l’accompagnait à son tour jusqu’à la sortie de l’hôpital.
Bou tarbouch complètement rétabli, devait regagner son domicile. La question qui s’était alors posée, était de savoir si les relations entre Majda et Karim allaient s’arrêter là ou allaient-elles continuer encore et comment. Majda était une jeune fille très belle, douce et de compagnie agréable. Dès les premiers instants que Karim la connut, elle occupa une large place dans son cœur. Son abnégation et son sérieux dans le travail ont acquis toute son admiration comme celle de son père. Pour ce dernier, Majda était la jeune fille qui incarnait à ses yeux la femme marocaine de l’indépendance. Karim ne tenait donc pas à faire sortir son père de l’hôpital avant de nouer un lien permanent avec Majda, une belle créature et une fonctionnaire de qualité qui a eu le suffrage d’un nationaliste aussi expérimenté que son père.
Quelque peu gêné et hésitant au début, Karim finit par prendre son courage à deux mains et décida de parler à Majda.
- Ecoutez mademoiselle lui dit-il, je dois vous avouer que l’hospitalisation de mon père m’a donné l’occasion de connaître en vous, la fonctionnaire modèle et surtout la jeune fille agréable et très sympathique ; et je ne vous cache pas que je souhaite faire votre connaissance, et, si cela ne vous dérange pas, jouir de votre amitié.
- Ce sera un grand plaisir pour moi, répondit Majda. Vous savez, ajouta–t-elle, moi aussi je vous trouve un homme impeccable qui inspire beaucoup de confiance. Avec vous, n’importe quelle femme se sentira à l’aise et en sécurité. J’accepte donc de bon cœur, de faire votre connaissance.
Après cet échange de mots, les deux jeunes gens se mirent d’accord pour se
revoir et se donnèrent rendez-vous pour le vendredi à la fermeture des bureaux. La rencontre eut lieu dans un salon de thé, proche de l’hôpital. Karim qui arriva le premier, s’attabla à un endroit juste en face de l’entrée pour bien guetter la venue de Majda laquelle s’amena avec quelques minutes de retard Elle s’excusa auprès de Karim et lui expliqua que ce retard était dû à l’hospitalisation, à la dernière minute, d’un malade dans un état grave.
Karim qui montra beaucoup de compréhension, n’y attacha aucune importance et jubilait plutôt, pour avoir vu venir cette jeune fille qu’il avait déjà commencé à aimer. Une nouvelle page venait de s’ouvrir dans leur vie ce soir là. Qu’allaient-ils se dire, de quoi allaient-il parler. Peu importe. L’essentiel pour eux, était d’avoir accepté de se rencontrer. Ayant enlevé son tablier blanc du travail, Majda avait maintenant une toute autre allure ; avec un jean et un pull de coton rouge indien, un habillement qui laissait bien voir sa taille svelte et toute la finesse de son corps. Quand elle sourit, elle sourit d’abord des yeux, ce qui donne à son regard et à tout son visage, une douceur et un charme irrésistible qui captive son interlocuteur. Karim fut tout simplement séduit, dès le premier abord.
En entamant la conversation, Majda commença par demander les nouvelles de Bou tarbouch. Karim répondit que l’état de santé de son père s’était beaucoup amélioré et remercia Majda pour toute la bienveillance dont elle avait entouré le malade, comme il profita pour lui faire part de la très belle renommée dont elle jouissait à l’hôpital. Très touchée mais quelque peu gênée, Majda lui fit savoir que sa façon de servir était absolument normale et que c’était son devoir que de bien s’occuper de ses malades. Tout en l’écoutant, Karim se délectait à la regarder parler. Comme toute jeune fille, son maquillage était très léger, avec un rouge à lèvres à peine perceptible qui donnait à sa bouche une expression exquise qui la faisait tellement désirer.
Majda qui parlait de la noblesse de cette mission hospitalière et de son plaisir à soulager la souffrance de ses malades, observa tout d’un coup un petit moment de silence, jeta un coup d’œil à sa montre et dit à Karim.
- C’est vraiment agréable d’être en votre compagnie, on ne sent pas le temps passer ; mais je trouve que j’ai trop tardé, il faut que je parte. Je n’ai pas l’habitude de rester dehors aussi tard.
- Bon, pour une première fois, ça peut aller, acquiesça Karim en souriant. J’avoue toutefois qu’il m’est extrêmement pénible de quitter une aussi belle créature et de repartir, comme ça, seul chez moi.
- Sachez mon cher ami, répondit Majda, que je ressens le même sentiment, mais je repars quant à moi, très heureuse d’avoir fait la connaissance d’un jeune homme si gentil et si avenant que vous.
- Alors, dans ces conditions reprit Karim, nous devons nous revoir le plus tôt possible, et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, fixons ça à dimanche à 15 heures. Est-ce que ça vous va ?
- C’est parfait répondit Majda après quelques instants d’hésitation. A dimanche donc. Au cours de toute la journée de samedi, Majda et Karim ne cessèrent pas de penser l’un à l’autre. C’était devenu très sérieux. Chacun d’eux avait la conviction d’avoir trouvé le compagnon de sa vie. A la rencontre du dimanche, ils n’ont donc pas hésité à envisager leur avenir commun et les modalités de leur mariage Avant de se quitter ils se donnèrent un délai de trois mois pour fignoler le projet et en examiner tous les détails.
Pour Karim et Majda, les choses ne se présentaient pas néanmoins de la même manière. Autant Karim voyait l’avenir avec optimisme et sérénité, autant Majda appréhendait ce même avenir avec beaucoup de souci et le cœur bien serré. Elle s’était éprise d’un grand amour pour Karim et ne pouvait plus envisager sa vie sans lui. Seulement voilà, Karim ne connaissait pas tout de Majda et de sa famille. Quel serait son comportement s’il arrivait à savoir que le père de Majda n’était autre que le tristement célèbre Moqadem Oujdi, un traitre au service des autorités du Protectorat, un individu qui fut à l’origine de l’arrestation du sieur Bou tarbouch, le père de Karim et des sévices subis par cet homme. Est-ce que cette grande famille bien connue et estimée dans les milieux nationalistes, accepterait d’admettre en son sein, la fille d’un félon, serviteur du colonialisme ? C’était là, la question cruciale à laquelle Majda n’arrivait pas à trouver une réponse et un problème qui empoisonnait désormais toute sa vie et lui ôtait le sommeil.
Toute une foule de possibilités et d’hypothèses se bousculaient dans son esprit. Fallait-il s’éloigner de Karim et essayer désormais de l’éviter, quitte à lui faire comprendre qu’elle ne voulait plus de lui ? Devait-elle tout lui dire et le laisser décider de leur avenir ? Majda était une jeune fille très fière de sa personne et ne pouvait nullement s’abaisser jusqu’à faire dépendre son destin de la volonté de cet homme, en dépit de tout l’amour qu’elle lui portait. Mais en même temps, elle ne pouvait accepter, même dans l’imagination, l’idée de se séparer de Karim pour laquelle il est devenu l’objet de ses rêves et de sa vie. Mais pensa-t-elle, il était indispensable et sage de se préparer dores et déjà à la pire éventualité. Il fallait désormais espacer les rencontres et ne plus parler du mariage qu’occasionnellement C’était mieux ainsi.
C’était sans compter sur l’imprévu…L’être humain aurait beau raisonner, faire des calculs et des hypothèses, il ne pourrait pas arriver, toute sa vie, à commander les événements qui surgissent presque toujours aux moments où l’on s’y attend le moins. Le 20 septembre 1952, un mois juste après l’exil du roi Mohammed V, le Moqadem Oujdi, le père de Majda fut assassiné à Casablanca par les hommes de
Comme pour toutes les victimes d’attentats nationalistes le Moqadem Oujdi eut l’honneur à un enterrement « solennel » en présence des autorités locales du Protectorat, du Caïd et d’un grand nombre de notables, chose qui chagrina encore davantage Majda, puisqu’il s’agissait là d’un cérémonial réservé d’habitude aux collaborateurs du colonialisme. Dans un petit discours funéraire prononcé en la circonstance, le contrôleur civil qui fit l’éloge du défunt promit de punir les auteurs de cet assassinat, qu’il taxa de terroristes et de criminels. Pour les enfants du défunt, c’était la honte et le discrédit qui rejaillissaient sur tous les membres de la famille, taxés désormais de traîtres de la nation.
Majda qui ne pouvait supporter une telle infortune décida tout simplement de quitter la ville de Casablanca et de prendre un congé pour se rendre à Oujda chez ses grands parents, afin de se faire oublier et de se soustraire aux regards malveillants des autres, cela bien entendu, en attendant carrément de se faire muter loin de Casablanca. Avant de partir, Majda demanda à l’une de ses amies infirmières de remettre à Karim un petit mot, qu’elle laissa à son attention, un billet dans lequel elle écrivait :
Très cher Karim
Tu as certainement appris toute la vérité sur moi et sur ma famille, une vérité que j’ai essayé vainement de te cacher pour protéger notre amour. Mais ce qui devait arriver arriva. Tu sais à présent qui je suis et qui est mon père.
Je comprends qu’il serait difficile pour toi et pour une famille de nationalistes comme la tienne, d’accepter parmi vous, la fille d’un Moqadem du Protectorat et de surcroit, un homme assassiné par
Bien que je t’aime par-dessus tout, je ne veux, en aucun cas, devenir une charge et une gêne pour toi et ta famille. Aussi, ai-je décidé, et à contre cœur crois moi, de m’éloigner de toi afin que tu m’oublies et que tu ne penses plus à moi.
En ce qui me concerne, sache toutefois que le souvenir de notre amour, restera à jamais vivant et gravé dans mon cœur et dans mon esprit.
MAJDA qui t’aime.
Karim qui reçut le petit mot, resta un bon moment figé et déconcerté, ne sachant plus quoi faire. Certes, il n’était pas aisé pour lui d’admettre facilement que sa future épouse était la fille d’un traitre, un individu à la solde des autorités coloniales. Mais du même coup, il ne pouvait et ne devait pas non plus, condamner injustement une jeune fille innocente dont le seul crime était d’avoir un Moqadem pour père. Ce serait inhumain, pensa-t-il, de commettre une telle erreur.
Bou tarbouch, un homme cultivé et très sage, à qui le fils demanda conseil, eut le même avis, considérant que Majda n’était pour rien dans le comportement de son père, seul responsable de ses actes devant la loi et devant Dieu. Il estima même qu’il était maintenant de leur devoir, en tant que nationalistes, de récupérer tous les membres de cette famille pour en faire des citoyens dignes et utiles à leur patrie. Encouragé par l’attitude favorable de son père, Karim n’hésita plus une seconde et décida de se rendre à Oujda, à la recherche de Majda, après avoir, au préalable, pris son adresse auprès des membres de sa famille restés à Casablanca.
Quelle fut la surprise et la joie de Majda quand Karim se présenta devant elle. Dès qu’elle l’eut vu, elle détourna le visage et éclata en sanglots. C’est alors que Karim courut et la serra dans ses bras.
- Ma chérie, lui dit-il, je suis très heureux de te retrouver. Je ne pourrais jamais imaginer exister, ne serait ce qu’un seul instant, sans toi. Ta présence auprès de moi, m’est indispensable pour que je continue à vivre.
Majda, très émue, ne prononça pas le moindre mot et continua de pleurer tout en se blottissant dans les bras de Karim, lequel tremblait et avait les larmes aux yeux.
- Parle moi chérie, dis-moi quelque chose, je suis là maintenant avec toi et pour toi.
- Je croyais t’avoir perdu pour toujours mon chéri. J’allais mourir en étant condamnée à vivre loin de toi. Merci mon Dieu, merci, dit-t-elle en hachant ses mots et sans cesser de sangloter.
Dès le lendemain ils étaient de retour à Casablanca. Majda soulagée et mieux confiante en l’avenir, reprit son travail à l’hôpital. Karim ne la quittait presque plus, allait la prendre chaque soir à la sortie du service pour l’accompagner chez elle ou, de temps à autre, dans sa propre famille.
Comme convenu, lors des premières rencontres, en moins de trois mois, ils étaient déjà mariés et vivaient très heureux et plus que jamais attachés l’un à l’autre. Avec le temps Majda ne tarda pas à se faire même connaître et apprécier dans les milieux nationalistes où elle devint vite membre à part entière, respectée et très active.
MOHAMED BOUHOUCH
(1) Agent de renseignement marocain